dimanche 26 janvier 2014

Pour les coeurs solitaires du sergent Poivre



“He is the sweetest guy! Have you ever looked into his eyes? It was like the first time I heard the Beatles.”

Seth (Jonah Hill), dans Supergrave


"- Quelle est la couleur du cheval blanc de Paul McCartney ?
- Pommelé"
Les Nuls


Beatles-Sgt Pepper-vinyl-Apple
La pomme


39 minutes et 50 secondes : il n’en fallut pas plus aux quatre gars de Liverpool pour changer le monde…pas très compliqué, en fait. Creusons un peu sous les avalanches de chiffres et statistiques (durée, puis nombre de prix, d’exemplaires vendus…) pour explorer l’histoire de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band.


 Un rapide avertissement avant de commencer : comme tout maniaque un rien pervers, le mélomane acharné a tendance à détruire ce qu’il aime. Le disque de ses rêves, il l’adore, le chérit, mais bientôt l’écouter ne suffit plus. Il veut le goûter, voir ce qu’il y a dedans, il espère trouver de nouvelles chansons entre les sillons. Tel le psychopathe qui serre dans ses bras celle qu’il aime jusqu’à l’étouffer, il va éviscérer chaque chanson, disséquer chaque parole, chaque accord, au scalpel, pour aller plus loin.


Souvent, lorsqu’il se rend compte de sa bêtise (tous les petits morceaux éparpillés ne se recollent plus, toute magie est évaporée) il est trop tard pour revenir en arrière. Le plus éblouissant tableau de Vermeer n’est rien de plus qu’un amas de pâtes colorées étalées sur une toile…Alors, après avoir pleuré sa perte, le mélomane maniaque se rabat sur un autre disque, à qui il fera invariablement subir le même sort…Dans le cas qui nous intéresse ici, l’auteur est peut-être allé trop loin.



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La grille de Strawberry Field, le vrai
Le contexte



Les Beatles avaient commencé leur grand virage. Après la sortie de Revolver, ils donnent leur dernier concert à San Francisco en août 1966 : désormais, ils se consacreront au studio, leur musique étant trop travaillée pour être jouée live. Bandes inversées, instruments classiques, tout cela est difficile à reproduire hors cabine, d’où la trouvaille : envoyer de petits films promotionnels, ancêtres des clips, aux télévisions, pour les représenter à leur place en plateau. D’où les vidéos de « Day Tripper », « Rain », entre autres, pour contenter Ed Sullivan, Top Of The Pops… Et à Abbey Road, durant 129 jours (les « plus créatifs de l’histoire du rock »), ils enregistreront l’album dont on parle aujourd’hui, ainsi que le single « Strawberry Fields Forever/Penny Lane » (un amuse-bouche plutôt consistant). Leur principal objectif est de dépasser le sublime Pet Sounds des Beach Boys. Mais d’abord, qui est ce groupe des cœurs solitaires ?



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1967, la fin du virage psychédélique

La pochette mettant en scène les Beatles comme une fanfare de moustachus surannés, ainsi que les deux chansons-titre (pistes 1 et 12) ont fait croire (a posteriori) aux critiques du monde entier que l’on tenait là le premier « concept-album » de l’histoire ; deux ans avant Tommy et surtout, alors que dans un studio voisin, les Pretty Things enregistraient S.F. Sorrow, le premier opéra-rock, qui colle mieux à la définition. Bon. Concept ou pas, on peut surtout penser que ce faux groupe est une échappatoire aux problèmes que les Beatles connaissent avec la célébrité (arrêt de la scène, controverse avec l’Eglise, Beatlemania…) : pour vivre heureux, vivons cachés derrière un faux groupe et postichés de gros favoris ringards. La fanfare des Lonely hearts peut aussi être vue comme un hommage décalé à la tradition victorienne anglaise, qui se retrouvera tant dans les paroles au charme poussiéreux que dans la musique convoquant vieux instruments et réminiscences de l’empire colonial britannique.




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Sgt Pepper […] utilise tous les instruments, sitar indienne, orgue de barbarie, anches, cordes classiques, cuivres, en plus du classique triumvirat guitare, basse, batterie. Luxuriant : c’est ce qui vient à l’esprit quand on écoute l’album : car outre les arrangements florissants, les basses doublées et la variété de voix, des bruits sont disséminés ça et là : animaux, réveil-matin, paroles inversées, ultrasons pour faire « hurler les chiens » : tout y passe, même la pochette débordant d’invités et renfermant des objets prédécoupés en cartons se révèle un formidable fourre-tout. Ce disque est une jungle amicale et colorée.



L’aspect désuet de la fanfare, accentué par des chansons faussement démodées (« When I’m 64 » ; « With a Little Help […] ») ne doit cependant pas faire oublier que l’album parle aussi de son époque. Une époque où l’on commence à expérimenter toutes sortes de drogues (« Lucy in the Sky With Diamonds », même si l’inspiration vient d’un dessin de Julian à son père John), où la jeunesse rêve de liberté (« She’s Leaving Home »…). L’Everest de l’album, « A Day in the Life », est lui-même composé de titres d’articles de journaux et, dans sa structure (chanson du milieu en irruption, crescendo improvisés par un orchestre incrédule), c’est bien le chamboulement des traditions qui est à l’œuvre. Cela nous amène à parler de l’écriture des chansons de Sgt Pepper (bien enchaîné, non ?).




Ecriture et interprétations



Ce fut, en effet, le dernier album où les Fab Four travaillèrent à l’unisson. Ensuite, les dissensions, les rancoeurs apparaîtront. Mais pour l’instant, les quatre avancent main dans la main, composant à quatre la traditionnelle chanson pour Ringo (après « What Goes On » et « Yellow Submarine »), Paul aidant John pour achever « Being For the Benefit of Mr Kite! » et John incorporant une chanson inachevée de Paul au milieu de son « Day in The Life ». Et même si McCartney a composé la majorité des chansons, George Harrison a quand même pu faire partager son intérêt pour les cultures orientales sur « Within You, Without You ».



Inspirations multiples, comme si à leur pic créatif, la moindre feuille tombant d’un arbre pouvait donner naissance à une chanson : les paroles de « […] Mr Kite ! » s’inspirent d’une vieille affiche de kermesse que Lennon possédait, comme « She’s Leaving Home » se base sur un fait divers que Paul avait lu dans des actualités récentes.



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Graffiti mural à Penny Lane, Liverpool
Pour ce qui est du prétendu concept de l’album, j’en ai peut-être un à proposer…Et si Sgt. Pepper parlait de la vie quotidienne, et son corollaire, l’ennui ? La vie monotone de banlieue, qu’eux connaissaient parfaitement, dans les faubourgs de Liverpool, et qui avait donné, en mise en bouche, au double Face A : « Strawberry Fields Forever / Penny Lane ». Le quotidien, auquel on tente d’échapper avec une petite help from one’s friends, avec les rêves et les drogues dans « Lucy[…] », avec la fanfare municipale et le cirque qui amènent l’animation dans le voisinage, ou bien en se rebellant : la fugue de « She’s Leaving Home », le refus de l’autorité dans « Getting Better ». L’ennui et la solitude pavillonnaire, on peut le faire voler en éclat avec l’amour et la transe hindoue, c’est « Witihin You Without You », composée par George avec l’aide de Klaus Voorman. Ce génial touche à tout, rencontré à Hambourg au début des années soixante, alors photographe, réalisa la pochette de Revolver et jouera de la basse sur les meilleurs albums solos des ex-Beatles…



Mais revenons à nos moutons. Finalement, ce quotidien, on l’accepte : on rêvasse en bricolant dans son pavillon (« Fixing a Hole »), on s’ennuie dans son voisinage peuplé de gens transparents comme dans « Good Morning, Good Morning », on envisage sa vieillesse modeste quand « I Am 64 », on drague « Rita » la pervenche (vive le charme discret et accessible de la girl next door)…Et au bout du compte, on se rend compte que le divertissement n’était qu’illusion, la promesse de progrès et d’amusement pour tous les baby-boomers en maisons individuelle n’est qu’un mirage, une imposture en papier mâché : c’est l’arrivée des chœurs désincarnés de la « reprise ».



Le thème de l’ennui colle d’ailleurs assez bien avec les conditions d’enregistrement : 129 jours, une folie en comparaison des standards de l’époque, durant lesquels le groupe multiplia les prises, empila les pistes, perfectionna le mixage, pour arriver à ce bijou bariolé. Un travail parfois rébarbatif qui intéressait surtout Macca et George Martin, quand les autres en étaient souvent réduits à attendre et à trouver d’autres occupations : acide pour John, rêves d’Orient pour George, apprentissage d’échecs pour Ringo…



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Qu'est-ce qu'on fout ? On n'y est pas allés un peu fort sur les déguisements ?



Le Finale



En achèvement de ces foisonnantes et complexes compositions, le chœur des cœurs solitaires revient boucler la boucle. Peut alors commencer la pièce maîtresse, l’œuvre dans l’œuvre,  « A Day In The Life », qui échappe à toute explication…Des paroles énigmatiques en cut-up parlant de mort violente et de faits divers, au milieu desquelles s’immisce un couplet guilleret parlant de souvenirs d’école…Un chant traînant accompagné d’une simple guitare sèche fantomatique résonnant dans le néant…Tout un orchestre convoqué, pour qui les Beatles avaient préparé des pochettes surprises (masques, serpentins…) qui accompagnaient une partition « opaque » : à deux reprises, tous les instruments devraient jouer une montée ahurissante, avant qu’un accord interminable n’accompagne « A Day In The Life » au Panthéon de la musique. Balancez un piano du quinzième étage, genre Looney Tunes, vous n’obtiendrez pas un tel fracas. La partition ne donnait pour le rise and fall de la fin qu’une indication : « A partir de là, c’est comme vous voulez ». Tout juste…Pour toute une génération qui écouta cette chanson et ce disque au cœur d’une année très chargée en chefs d’œuvre (Piper At The Gates Of Dawn, Forever Changes de Love, le premier Doors, le premier Jefferson Airplane, Are You Experienced…), il n’y avait plus aucune limite à la créativité, toutes les barrières volaient en éclats.



Vous comprenez certainement mieux l’avertissement liminaire : il est toujours dépréciatif de décortiquer une œuvre. En regardant au microscope pour comprendre sa gestation, la magie de l’ensemble s’étiole forcément. On se rend compte que « Good Morning, Good Morning », avec son coq qui claironne, vient tout simplement d’une publicité Kellogg’s, on découvre que ces moustaches improbables viennent à l’origine d’un accident de voiture qui avait laissé Paul McCartney une belle cicatrice au-dessus de la lèvre, qu’il a préféré dissimuler avec cette fantaisie capillaire…Qu’importe. Les détails ont beau s’accumuler, en appuyant sur Play, on oublie tout, jusqu’aux instruments qui semblent tous se mélanger, et on plonge dans cette forêt d’harmonies.

 



Sgt Pepper est donc tout ça à la fois, un gros mélange. Un album archi-emblématique de son époque, mais qui ne ressemble pas vraiment aux autres productions de l’époque, mis à part le faux nom à rallonge. Un disque que tout le monde a immédiatement fait sien (Hendrix, Joe Cocker, Vanilla Fudge, ont joué et enregistré des reprises quasiment dans les secondes qui suivirent sa parution) mais qui reste du pur Beatles : de la chaleur des accords à l’évidence des mélodies en passant par la complexité des sentiments exprimés, l’ensemble est totalement caractéristique des Fab Four et s’inscrit dans la progression inexorable de leur œuvre vers la perfection. Des chansons qui s’adressent à une jeunesse éprise de changement, d’évasion, mais qui, en même temps, consolent ceux qui restent sur le bas-côté, qui ne comprennent pas. A ce titre, « She’s Leaving Home » est totalement à l’opposé des messages à la mode de l’époque, le mépris hippie pour les « square » et les réacs.


Sgt Pepper est une grande et glorieuse fête, où tout le monde est invité.


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Ce qui se cache entre les sillons

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