dimanche 15 septembre 2013

Après l'Apocalypse

Apocalypse, Révélation...

Après la fin du monde, l'inutile reprend ses droits, ce qui était invisible se révèle. Les remontées mécaniques sont la nouvelle dentelle sur les cîmes.

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Après l'apocalypse, la lune reprend du service et le survivant soudain se rappelle de cette lumière corrompue que les réverbères avaient reléguée dans le caniveau.

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vendredi 6 septembre 2013

Jambes croisées

En souvenir des chaudes nuits estivales...

Crossing legs in the dark


Dans le musée du Vingtième Siècle

Ce texte a également été publié dans le Courrier de l'Architecte du 19/03/2014.
Vous pouvez y accéder en cliquant au lien suivant : "Le mystère de la chambre blindée ou l'étonnant musée du XXè siècle"







Sur tous les plans d’archives, c’est une grande tache indistincte, qui diffère des zones de terre-plein par un hachurage légèrement plus espacé. Mais à part cette subtilité dans la légende, rien n’indique la nature de ces quelques centaines de mètres carrés enterrées en plein Paris, coincée entre une voie d’accès à une dépose-minute et des zones de vestiaires à l’usage des cheminots de la SNCF. Un tel mystère est forcément de nature à éveiller la curiosité du premier fouineur venu : tombeau ? Poche de pétrole affleurante ? Siège d’une société secrète ? On a lu Blake et Mortimer, et à l’évocation d’un sous-sol parisien secret, on se prend à imaginer un complot, un trésor faramineux, un colonel Olrik tapi là en bas avec ses dangereux hommes de main…



Quelques coups de téléphone, quelques e-mails, permettent de tempérer les ardeurs de notre imagination échaudée par les interprétations du plan : tout le monde est déjà au courant qu’il s’agit d’un bunker allemand, un abri plus précisément, construit entre 1940 et 1944 par l’occupant. A la lumière de cette information, on comprend mieux l’utilité des parois périphériques d’1.26m d’épaisseur : le lieu est une coquille de noix, étanche, blindée, qui doit résister à toute attaque, grenade, roquette, bombardement…Tout cela pour continuer d’exploiter le réseau ferré même en cas d’assaut.


 
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 Promotions sur le tétanos


Autour de ce genre d’infrastructure parisienne, gravitent des nuées de personnes qui la font vivre : personnel de maintenance, agents d’exploitation, employés, agents en transit, entreprises de construction, architectes, économistes qui ont contribué à sa rénovation, sa conservation et sa valorisation depuis des dizaines d’années. Ainsi, ils sont des centaines à connaître l’organisation de la fourmilière ; pourtant, la recherche du Graal, la clé qui permettrait de pénétrer cet étrange vaisseau de béton verrouillé et inaccessible, durera plus de trois ans.

Même les rois de l’outre-monde, la fine fleur cataphile, pourtant capable de s’orienter les yeux fermés dans les galeries de calcaire, égouts et autres chatières, même ces gardiens du temple souterrain de la capitale haussèrent les épaules, gênés. Ils ne connaissaient pas l’entrée ! Mais, enfin, après une interminable quête, je dénichai le hobbit qui gardait jalousement la clé magique autour de son cou, en pendentif. On entre dans ce bunker via un petit local tout bête, tout vitré. De manière très ironique, cette antichambre à l’atmosphère saturée de poussière, sentant le renfermé, comme un prélude à l’air que l’on respirera dans le ventre de la bête, est un bureau du CHSCT. Les gendarmes de la santé au travail n’ont pas dû se pencher sur les conditions d’hygiène qui règnent de l’autre côté de la porte.
La première porte blindée est lourde. C’est l’entrée du sas. La seconde porte d’acier semble inamovible, elle est même munie d’un volant de déverrouillage, mais heureusement elle est déjà grande ouverte. L’excitation nous gagne, en réponse au silence et à l’immobilité de l’intérieur : c’est un sanctuaire de calme au beau milieu du temple du mouvement perpétuel. C’est une grande poche de vide au cœur du terrain de jeu favori de spéculateurs immobiliers à la recherche du moindre mètre carré inutilisé. Ce qu’ils penseraient s’ils voyaient tout ce potentiel… « Quelle hérésie, on pourrait retaper tout ça en piscine branchée, en night-club décadent ! Les candidats à la Mairie de Paris veulent transformer les stations de métro abandonnées en salles de spectacle pour monétiser les espaces vides, alors pourquoi pas leur souffler l’idée d’une galerie marchande dans ce bunker, où on organiserait des ventes privées ? Ou mieux : un simple tapis rouge dans la circulation principale et le clou (rouillé) de la Fashion Week est tout trouvé ! » 




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 Lumière timide dans le Labyrinthe de Pan
 


Après tout, pourquoi les plus brillants urbanistes promoteurs et designers fondent tels des rapaces sur la rédaction d’un journal pour la revaloriser en lieu de culture branché, alors que de jolies blockhaus les attendent, calmes et froids ?
La hantise de la parcelle vide, c’est un des principaux travers des villes modernes et la conséquence de l’obsession de la compacité comme l’ultime parade urbanistique à tous les maux modernes : optimisation des consommations d’énergie, densité des transports, augmentation des échanges et de la communication, diminution des coûts de fonctionnement de la cité, réduction théorique de l’isolement des personnes ; certes, mais en contrepartie, on ne trouve guère que Berlin pour oser conserver de vastes friches et des espaces « encore à construire ». Du repos pour l’œil, de la stimulation intellectuelle pour ces pages blanches où tout est possible…A Paris, c’est finalement sous terre qu’on peut déboutonner son col et respirer un peu.



Pour parachever la liste de contrastes, la température du bunker avoisine les quinze degrés en permanence, insensible aux hivers et aux étés ; la première impression est que ce bâtiment, enfilade interminable de couloirs desservant des pièces désormais inoccupées, est déconnecté du monde qui l’entoure. Le blockhaus ne voit jamais le jour et seuls les champignons, spores, moisissures, peuvent proliférer : ils ne s’en privent pas. Entre les murailles de béton lourdement armé, le wifi ne passe pas : on ne s’en prive pas non plus. Les rats doivent aussi y trouver un refuge confortable pour dormir, digérer, pourrir, mais les cafards ont déserté depuis que la nourriture s’est faite trop rare. Ils auraient tort de tourner en rond dans ce sarcophage de béton alors qu’ils peuvent, par les réseaux de caves, accéder en moins d’une demi-heure aux cuisines de tel ou tel restaurant étoilé.





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 Volants permettant de basculer du circuit d'air normal au circuit fermé en cas d'attaque chimique. Enfilades de boîtes à papier.


 
En résumé, cette poche souterraine est l’anti-bulle immobilière. Le temps est figé, le XXIè siècle n’existe pas encore et le XIXè est trop lointain. On y respire l’air desséché d’il y a soixante ans. En aspirant difficilement l’âcre atmosphère du lieu, on se rappelle fugacement, avec une pointe d’angoisse, de ces explorateurs qui libérèrent des virus de l’Antiquité quand ils découvrirent ces tombaux égyptiens scellés depuis des siècles. Ce sentiment totalement subjectif de voyage dans le temps va se conforter à l’avancement de la visite, au fur et à mesure de la progression dans le boyau en ruine…



Au cours des années, le bunker a eu mille usages, comme des strates géologiques du siècle passé. Il a d’abord servi de lieu de repli allemand pendant l’Occupation. Les interdictions de fumer peintes à la main de style gothique, le petit vélo générateur d’énergie l’attestent ; l’antiquité des toilettes et les anciens fils électriques gainés de coton également. Après la libération, les services administratifs trouvèrent dans ces enfilades de couloirs aux symétries hautement esthétiques un espace illimité de stockage d’archives. Dans chaque alcôve latérale, des cartons de papiers désormais inutiles dorment, soigneusement classés par des étiquettes calligraphiées à la plume. Partout, les cellules sont desservies par des réseaux de ventilation recoupés par des volants, stigmates de l’usage précédent des locaux. Le lieu a aussi certainement servi de squat occasionnel, à en juger par les (rares) emballages vides ; chacun des usages successifs se vérifie par des inscriptions, des objets. On se prend à imaginer un musée d’un genre nouveau, où on exposerait aux visiteurs des reliques, des références, divers artefacts de différentes époques entremêlés. Ici, les enfilades de rayonnages d’archives des années 50, séparées par des portes hermétiques blindées. Des panneaux en allemand interdisent l’usage de la flamme nue pour s’éclairer en raison des munitions qui furent un jour entreposées, et la seule issue de secours a été comblée en 1990 par une épaisseur très généreuse de remblai suite au creusement d’une rue souterraine. Enfin, derrière des barreaux délimitant une cellule, si dévorés par la rouille qu’ils font plus penser à un mille-feuille effrité qu’à du fer forgé, des cadavres de bouteilles de vin « de prestige » (comprendre : « de clochard »), un téléphone gris à cadran décroché, et un « France-Dimanche » de 1988 ouvert sur des potins relatant des frasques frelatées d’Arielle Dombasle et Cookie Dingler, posés sur une table depuis vingt-cinq ans, composent une nature morte So Eighties.
Au fond du couloir infini, juste avant l’issue condamnée, se trouve une salle bien trop vaste, inutilisée, dont l’usage passé reste inconnu. Des bouches de ventilation y pendent comme des guirlandes de l’âge de fer, insolites et dérangeantes.



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 Armoire électrique d'un autre âge. Etiquettes d'archives calligraphiées



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cathédrale avec réseaux de ventilation comme des guirlandes

A la fin de la visite, on referme la lourde porte sur la caverne de béton armé. Pendant une demi-heure, le ventre de la bête aura vu la lumière et respiré un air un peu plus frais. Désormais, la poussière remuée va retomber et tout restera figé jusqu’au prochain visiteur, dans deux, six mois, un an…Peut-être aurions-dû, nous aussi, laisser une trace de notre étrange époque pour cet étrange musée pétrifié ? Un hors-série de Grazzia sur les tendances hiver 2013-2014, une manette de PlayStation ? Le scalp iroquois de Miley Cyrus ? 



En se confrontant à ces murs râpés, à ce vestige violent de temps troublés auquel des indigents anonymes ont laissé leur témoignage, on comprend qu’au jeu des comparaisons de choses vues, les murs qui nous oppressent feraient tomber en poussière les fières façades haussmanniennes qui se pavanent avec pignon sur rue huit mètres plus haut. Et une fois revenu à la surface, on se dit que sous les pavés d’une ville généralement attachée à effacer toute marque de modernité, il existe encore une trace, un véritable musée conceptuel du XXè siècle.

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Porte. Détail.