Des trains, des voies ferrées et des vaisseaux fantômes, à la Porte de Charenton le temps orange est suspendu...
Rien ne bouge, aucun bruit, pourtant les trains glissent, les feux de signalisation vont et vient.
mardi 11 novembre 2014
Le lifting de Gloria Swanson
A quoi sert une centrale
électrique qui ne produit plus d’énergie ? Un entrepôt vide ? Une
usine d’où ne sortira plus jamais aucune voiture ? Pistes diverses :
piège mortel pour chiens errants en attendant un délabrement progressif ; terrain de jeu institutionnalisé pour reconversion
en atelier, galerie ; stock de
matériaux de déconstruction devenus rares, briques, acier, meulière, dans
l’optique d’une table rase bien propre…Actuellement, les projets les plus
emblématiques et qui suscitent le plus d’engouement pour réinvestir un ancien
site industriel reste la conservation plus ou moins partielle en vue d’en faire
des espaces propices à une expérience
client agréable et rentable.
Qui peut s’opposer et se plaindre
à cette tendance ? Des édifices emblématiques de l’histoire industrielle
occidentale, à l’architecture fonctionnelle mais subtile faite de briques, de
béton, de rivets, de trames régulières, sont conservés et mis en valeur. Le
plus grand monde peut jouir de leurs volumes sans avoir à payer de droit
d’entrée, démocratisant ainsi la culture. Ces perspectives démesurées
permettant de rendre visibles des centaines d’enseignes d’un simple coup
d’œil ! Et puis, pourquoi construire de nouveaux Belle Epine alors que les
bâtis existent déjà un peu partout et sont parfois classés Monuments
Historiques ? Le coût est supérieur, certes, mais la clientèle visée est
également prête à dépenser plus. L’originalité a un prix.
Pour approfondir la
problématique, qui est vraisemblablement insoluble, décortiquons un peu un
exemple caractéristique de reconversion radicale qui provoque la folie à London
sans que les scarabées ne bourdonnent.
Battersea, conception et style
Au Sud de Londres, sur les rives
de la Tamise, se dresse, majestueuse mais décatie, la désœuvrée Battersea Power
Plant Station (BPS). Un de ses architectes, Giles Gilbert Scott a également
conçu deux autres emblèmes monumentaux, la Bankside Power Station londonienne,
devenue depuis la Tate Modern, et la Cathedral Church Of Christ de Liverpool,
ce qui fait de lui une sorte de prophète de la brique. Son rôle dans
l’élaboration de la Battersea est très obscur d’une source à l’autre, il est
cité comme l’architecte de l’usine, ailleurs il fut le responsable de
l’architecture intérieure, quand il n’est pas décrit comme ayant été intégré à
l’équipe de conception (emmenée par l’ingénieur en chef de la London Power
Company, Dr Leonard Pearce) pour satisfaire l’opinion publique et penser
l’extérieur de l’ouvrage. Non seulement son implication est très floue, mais il
est impossible de déterminer précisément s’il a participé à la conception
depuis l’origine du projet (la première phase, Station A) ou s’il a pris le
train en marche.
Cathedral Church of Christ, Liverpool |
En tout cas, la famille Scott aura
parfaitement fait jouer ses talents de relations publiques puisque c’est
désormais ce nom que l’on retrouve un peu partout comme l’unique architecte de
la Battersea, jusqu’à donner son nom aux faucons pèlerins qui nichent dans les
cheminées.
Giles Gilbert Scott aurait
surtout œuvré à peaufiner l’extérieur de l’ouvrage, et ne serait donc pas
responsable des volumes intérieurs, de leur fonctionnalité, ni des
époustouflants détails Art Déco qui ornent la plus ancienne partie. Les bibliographies
regorgent d’images sublimes des intérieurs mais l’allure extérieure est
évidemment le point clé de sa postérité, sa place douillette dans l’imaginaire
collectif et sa légitimité dans le skyline
anarchique de la ville. Comment une simple usine, aussi imposante soit-elle, a
pu acquérir cette dimension que les promoteurs immobiliers, aujourd’hui,
qualifient bien sûr de « mythique », allant jusqu’à vendre les lofts
cossus qui y seront découpés comme « The
first chance to own part of an icon » ? Est-ce là le seul fruit
d’une nostalgie à son meilleur pour n’importe quelle relique d’un âge
industriel conquérant doublé d’une référence pop assez convenue à l’album le
plus boursouflé du Pink Floyd ? Mais si, il est boursouflé, avouez. La plus grande réussite est sa pochette.
Il y a d’abord le fait que ce
bâtiment ne s’admire que de loin, depuis l’autre rive de la Tamise, depuis
l’extérieur de sa zone de sécurité (les chutes de briques sont fréquentes
depuis la mise à l’arrêt de l’usine et son exposition aux intempéries). De là,
ses abords dégagés le mettent immédiatement en trait d’union entre le sol et le
ciel, sa position légèrement surélevée et ses lignes verticales, strictes,
rappelant l’image du château-fort. Ici, les douves sont les dix-sept hectares
d’anciens réseaux de voies ferrées qui servaient à acheminer le charbon par
wagons dans la gueule de la bête.
Ensuite, grâce au ciel tantôt
nuageux, tantôt très nuageux, toutes les couleurs se reflètent sur ses briques
sombres et sur ses cheminées blanches, et ces reflets doux alternent avec les
ombres franches que le soleil découpe dans les créneaux de ses façades. La
nuit, on peut imaginer qu’être au pied d’une des tours qui montent en dégradé
jusqu’au cheminées, éclairées pleins phares en contreplongée, on doit se sentir
à Métropolis ou à une avant-première de la RKO d’avant le début du cinéma
parlant.
Il y a enfin l’assise de l’usine,
sa sérénité indéfectible, son équilibre entre les dimensions verticales et
horizontales, et l’élancement mesuré de ses cheminées, dans le pur style
néo-gothique mâtiné d’Art Déco. On y pense et elle apparaît au monticule d’une
petite colline alors que non, elle siège sur la morne plaine. Cheminées trop
hautes et elles auraient été des aiguilles dans la meule de foin nuageuse des
bords de la Thames River. Cheminées trop trapues, trop basses, et la BPS
n’aurait donné qu’un gigantesque complexe horizontal. Le corps du bâtiment ou
les assises des cheminées gagneraient-ils quelques étages, et tout le bâtiment
serait devenu un monstrueux cube, comme une version anticipée du siège de la
NSA à Fort Meade. Il n’y a qu’à se référer à la Battersea après sa première
phase, composée de deux cheminées sur quatre, pour comprendre l’importance des
proportions. Avec une seule moitié, l’usine est banale, allongée comme un
lingot de houille ou un millefeuille au charbon.
Battersea morne plaine
Il y a donc plus que de la
mythologie rock’n’roll autour de cette usine, et des raisons diverses qui ont
permis son inscription en monument historique de Grade II au Royaume-Uni :
harmonie extérieure, patrimoine industriel, design intérieur, exemple majeur et
inratable de l’inspiration originale du néo-gothique.
Mais voilà. L’usine ne
fonctionnait plus depuis 1983, et les turbines de la Station A étaient déjà à
l’arrêt depuis 1975 ; depuis cette époque, l’ensemble formait un
gigantesque terrain vague. Au cœur d’une capitale versée dans la croissance
urbaniste euphorique, voire anarchique, un tel espace vide représente une
anomalie, qui peut se concevoir comme un no
man’s land ou un poumon visuel. Une ancienne usine aux briques tombantes et
aux terrains pollués de houille et d’hydrocarbures par cinquante ans
d’exploitation, ce n’est pas exactement le bois de Vincennes ou Central Park,
mais cela constitue un bon potentiel en termes de terrain de jeu infini :
gambader à l’ombre de cheminées retapées, visiter des salles de turbines au sol
de marbre et écouter l’écho dans d’immenses salles des machines aux
ferronneries Art Déco…
La première idée pour utiliser le
site fut d’ailleurs un grand parc ; à thèmes, quand même, avec grand huit
et billet d’entrée, parce qu’il ne faut pas déconner. Le toit fut démoli mais
le projet s’arrêta net. L’équipe de Chelsea envisagea un temps d’y implanter
son nouveau stade, mais abandonna l’idée, même si on note des similitudes entre
l’intérieur de la « cour » à ciel ouvert de l’usine et la forme
carrée des stades britanniques, Stamford Bridge en particulier. La démolition
totale de la vieille dame de briques branlante dut être un autre plan, jusqu’à
son inscription aux monuments historiques. Cette perspective d’éradication
apparaît « à première vue », « instinctivement », comme un crime, une grossièreté d’Attila :
raser ce monument, vous n’y pensez pas !
Pourtant, entre, d’une part la
démolition pure et simple, une photo souvenir, on dynamite puis on pleure un
chef d’œuvre perdu ; ou d’autre part, la titanesque opération de
régénération en cours, vampirisation dudit chef d’œuvre qui en dévoie tout le
sens, le dilemme existe.
Ailleurs et pareil
Partout le phénomène est à
l’œuvre : réinvestir les lieux. A Paris dans le XIIè arrondissement, un
quartier naîtra sur les gravats du futur ex-tri postal, entre Daumesnil et la
Gare de Lyon. Pour conserver un peu d’authenticité, trois trames de la
gigantesque halle de béton seront conservées. Trois, sur les trente-et-une
actuelles. Certes, toute la beauté des lignes de fuite et le vertige né des
répétitions rigoureuses, tout cela aura disparu. Mais quand même, un spécimen
est conservé. C’est un « vibrant hommage » en perspective, comme
l’ultime vertèbre d’une espèce disparue. Et le vestige est monétisable :
le futur habitant s’imaginera, habitant d’un quartier populaire avec un vécu
populeux, un village, quasiment, avec des attaches ferroviaires et la proximité
de Bercy…Les quelques voûtes de vieux béton mises sous cloche émettront de
pâles pulsations de nostalgie qui permettront à notre Philistin de se sentir
véritable titi parisien.
A Bordeaux, Nantes, Liverpool,
partout où l’activité portuaire a engendré des kilomètres de docks et
d’entrepôts désormais vides, on observe le même mécanisme : les ruines
sont désormais flambant neuves des mêmes enseignes de prêt-à-porter et de
prêt-à-manger.
En 2014, tous les décombres de la
Seconde Révolution Industrielle ressuscitent. Tous ? Non ! Un petit
village résiste encore et toujours à la revitalisation par la galerie
commerciale. A Charleroi, les centrales à charbon sont vides, les entrepôts
monumentaux en processus de lent délabrement. En ville, personne ne fait
attention à ces vieilles reliques trop chères à démolir. Là, derrière de
maigres clôtures qui ne dissuadent pas les animaux de gouttière, quelques
marginaux font visiter ces vestiges d’une autre époque dans une ambiance
post-apocalyptique. Réacteur de centrale électrique à vapeur envahie de mousse,
d’obédience Terry Gilliam. Halle démesurée aux structures vaillantes autour
desquelles le lierre s’enroule paresseusement. Hangar au toit crevé abritant
quelques oiseaux et des restes d’engins rouillés.
Ainsi, au gré des opérations
d’ampleur de redynamisation unanimement encouragées et saluées (toutes
obédiences politiques confondues ? Hé oui. Cela aurait dû nous alerter) il
ne restera bientôt plus que ce coin paumé de Wallonie pour errer dans les
décombres à la recherche des fantômes des siècles passés, pour éprouver le
déclin et l’immensité, le temps, l’espace, jouer à être des personnages perdus
dans des tableaux de Turner ou Friedrich. Toutes choses bien compliquées dans
une version fonte et rivets de Vélizy 2.
Plusieurs des lurons carolos (les
habitants de Charleroi s’appellent ainsi, sans blague, c’est dire leur sens
aigu de l’humour involontaire), artistes alternatifs planqués dans des
entrepôts vides squattés ou parfois même achetés une bouchée de pain, estiment,
désabusés, que « rien ne s’oppose à ce que Charleroi devienne le futur
Berlin », comprendre, une ville à l’immobilier en plein boom, chère et
snob, dont l’atmosphère s’est évaporée à l’instant où on a posé le regard dessus.
Il y a quand même une grande
différence qui sépare Charleroi de la Battersea Power Plant et semble la
protéger d’une gentrification mortifère : l’énergie délirante et absurde
que plusieurs générations d’édiles, d’urbanistes et d’hommes d’affaires ont
mise à faire capoter tous les plans de relance de la cité ouvrière, projets
d’architecture et d’aménagement dont certains n’ont même jamais été achevés et
dont les stigmates peuvent être admirés à travers la ville du Hainaut. Métro
abandonné, perspectives de croissance non avérées, élaboration d’un réseau de
voies express qui semble vouloir défier celui de Los Angeles…
A Charleroi, mine à ciel ouvert |
Acharnement et défiguration
Ailleurs qu’à Charleroi, les
ruines valent de l’or. Certes, ne faisons pas la fine bouche, qu’un bâtiment
londonien fasse l’objet d’une réflexion pour être préservé, c’est déjà ça, tant
la capitale est plus portée sur la croissance urbaine désordonnée (et
euphorique et parfois mal assortie) que sur les débats interminables sur
l’opportunité de préserver telle ou telle borne de téléphone.
L’argument majeur du débat n’est
pas artistique, ni patrimonial, encore moins romantique. Le pragmatisme œuvre
pour le progrès et les lendemains qui chantent, d’où il n’y a rien de tel que
la signature de quelques grosses pointures (Gehry et Foster, pour le design de
certains lofts du futur condominium de Battersea) et l’argument du lieu chargé
d’histoire pour emballer une opération juteuse et, au finale, tout sauf
respectueuse.
Passons rapidement sur la
plaisanterie de mixité du programme des surfaces : 47% de commerces, 53%
de logements. Certes, cela est arithmétiquement équilibré, mais cette
répartition rappelle plus une ville en blocs Lego constituée uniquement de « marchands »
et de restaurants. Concernant la réappropriation du bâti : Rafael Viñoly
(l’architecte) et la BPS Development Company sont intouchables puisqu’ils ont
conservé le bâtiment en majeure partie. Comme il est écrit en introduction, quiconque
critiquerait le projet se verrait opposer la botte imparable : « vous
auriez préféré que tout soit rasé ? Voyez, nous retapons même les
cheminées et allons redonner vie à ce quartier !».
Cet argument est inattaquable car
la conservation reste le postulat de départ. Détruire ce serait trahir,
laisser péricliter serait un crime. Mais…Acheter ses survêtements dans
d’anciens docks où des damnés de la terre déchargeaient des caisses à bout de
bras à longueur d’année, au-dlà d’une ironie très noire, n’est-ce pas une
trahison pire encore ? Eviscérer ces bâtiments pour les farcir de jolies
échoppes alternatives, les consolider pour en changer la destination, les
rajeunir à l’infini, les travestir, leur faire subir des liftings successifs
pour cacher le vieillissement…Il y a de quoi être surpris par un tel
acharnement thérapeutique dans des sociétés aussi attachées au droit de mourir
dignement.
Sur l’Ile Seguin, Jean Nouvel a
eu le beau rôle, il est arrivé après la démolition des usines Renault dont la
production a cessé en 1992. Il n’a pas eu à se poser la question de leur
démolition, de leur réutilisation, ou de la mise sous cloche d’un échantillon.
Alors oui, la BPS va peut-être revivre, son
quartier sera certainement plus dynamique, ses parcs et avenues seront
agréables et les appartements de luxe seront sans doute des bijoux aux vues
imprenables. Soutenue par les modernes (et déjà banales) réalisations que les
vues 3D promettent, rappelant le style lisse des quartiers-champignon de Dubaï,
ce sera une bien belle momie. Mais la Battersea ne sera plus cette vieille dame
voûtée et digne, solitaire et toujours majestueuse, demoiselle solitaire un peu
pathétique qui toisait les passants égarés sous la pluie au bord de la Tamise. La
BPS Development Company a inventé une fin alternative au film Sunset Boulevard : le personnage de
Gloria Swanson, au lieu d’attendre à jamais un come-back sous les projecteurs
du cinéma parlant, s’est faite offrir un ravalement intégral au Botox par ses
petits-enfants. Grâce à ce coup de jeune, on la revoit sur les tapis rouges au
bras de jeunes premiers, et elle a finalement décroché sa fameuse scène avec Mr
De Mille.
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